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CERTAINES N'AVAIENT JAMAIS VU LA MER

Richard Brunel

Critique

Madeleine Béranger

Richard Brunel se saisit avec force et délicatesse de l’oeuvre de Julie Otsuka,

Certaines n’avaient jamais vu la mer.

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" Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles.

Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint.

Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour"

 

En juillet 2018, Richard Brunel présentait sa nouvelle création, Certaines n’avaient jamais vu la mer au Cloître des Carmes, à Avignon. Ce mois-ci, nous avons découvert la pièce adaptée du livre de la romancière américaine d’origine japonaise Julie Otsuka au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Choisir ce texte tout d’abord est louable: d’une part parce que c’est avant tout un acte de mémoire, mais aussi car on peut y trouver des résonances actuelles évidentes. Certaines n’avaient jamais vu la mer, c’est l’histoire de ces femmes japonaises qui dans les années 20 sont parties en Amérique rejoindre des hommes, leurs compatriotes exilés, qui leur promettaient un futur plein d’avenir et de richesse.

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Ce qu’elles découvrent en arrivant après un voyage déjà douloureux s’avère être une totale désillusion. Le texte de Julie Otsuka dépeint avec finesse, pudeur et poésie ces destins tragiques d’exilées qui doivent tenter de survivre et de se construire dans une toute autre culture que la leur. Richard Brunel fait le choix de porter la parole de ces invisibles, ce qui s’avérait aussi être une gageure compte tenu de la forme chorale du texte. Et pourtant, c’est une réussite.

 

Au plateau, huit actrices prennent en charge ce récit (quasiment toutes d’origine japonaise) tout en donnant chair à une pluralité d’individualité. Richard Brunel met habilement en scène ce va-et-vient entre narration et incarnation et avec une grande délicatesse : ici, le sensible apparait au détour d’un mot ou d’un geste, sans jamais tomber dans le pathos - ce qui pourrait être le risque majeur en adaptant ce roman. A ces voix de femmes s’ajoutent celles des hommes, incarnées par trois acteurs. Pièce chorale et joliment chorégraphiée au sein de laquelle le rythme faiblit rarement pendant ces presque deux heures de spectacle. Les acteurs et actrices sont d’une grande justesse et arrivent à saisir le souffle de l’écriture sensible de Julie Otsuka.

 

A la fin de la pièce, la chanteuse lyrique et comédienne Nathalie Dessay (que l’on a vu également au théâtre dans le sublime Und d’Howard Barker mis en scène par Jacques Vincey) incarne une femme américaine regrettant le départ de japonais. Car Certaines n’avaient jamais vu la mer raconte aussi la continuité tragique de l’histoire de l’immigration japonaise aux Etats-Unis. Entre 40 et 45, les Etats-Unis traquent puis déportent progressivement la population japonaise.

Vers où ? Le mystère est épais, Nathalie Dessay émet de nombreuses suppositions et regrette de n’avoir pas agit. La question de la responsabilité pèse dans cette dernière partie du roman et nous renvoie aux heures les plus sombres de l’Histoire.

Certaines n’avaient jamais vu la mer est un très bel hommage à ces « invisibles », et un spectacle que nous ne sommes pas prêts d’oublier.

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